vendredi 22 avril 2011

LA FRANCE DANS TOUS LES SENS

lu sur le site du journal Le Monde le 22 avril 2011
La France dans tous les sens

LE MONDE DES LIVRES | 21.04.11 | 17h48 • Mis à jour le 21.04.11 | 17h48
On le sait, le monde est pris de vitesse, tout et tous accélèrent. D'aucuns, à partir de ce constat, postulent qu'il en résulte une disparition de l'espace et des distances. Et si l'on risquait l'hypothèse inverse ? Dans une société de rapidité et de "temps réel", l'expérience de l'espace, la construction et le vécu par tout un chacun de sa géographie deviendraient le plus essentiel. Bien loin d'être oblitéré, l'espace humain apparaîtrait ainsi sur le devant de la scène.

Les géographes, les premiers, ont exploité cette veine et donné des études originales des spatialités humaines contemporaines. Des spécialistes d'autres sciences sociales, des philosophes leur ont emboîté le pas. Et, fait significatif, des écrivains et essayistes (sans même parler des artistes) se saisissent de plus en plus de cette question. Comme si l'on constatait, dans la production intellectuelle, tous genres confondus, une sorte de tournant spatial.

Le nouveau livre de Jean-Christophe Bailly s'inscrit dans cette perspective. Et il doit être salué, car il s'agit d'un ouvrage majeur. D'abord parce qu'au plan littéraire il confirme que Jean-Christophe Bailly est un auteur d'une qualité rare, déployant une langue d'une force, d'une justesse et d'une élégance confondantes. Et ensuite parce que cette langue sert un sujet important, qui comportait quelques risques : "Le projet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd'hui et s'il est juste qu'il désigne quelque chose qui, par définition, n'existerait pas ailleurs."

Pour ce faire, Jean-Christophe Bailly ne tombe pas dans le piège de la réflexion abstraite. Non ! Prosaïquement, il est allé directement aux choses elles-mêmes, en trois ans de parcours gyrovague, sans plan préconçu, porté là où les hasards de son agenda, les caprices de sa curiosité et le cours spontané des choses l'amenèrent, le déposèrent. Et à chaque fois, où qu'il soit, il décrit, avec précision, comment une fraction d'espace français s'offre à lui, ce qu'elle évoque, provoque chez le spectateur engagé qu'il est, toujours.

Les géographies de Jean-Christophe Bailly ne procèdent donc pas d'une vision surplombante : elles naissent de l'expérience de l'espace et des lieux. Bailly n'est point cartographe mais "géo-sophe" impliqué de l'espace vécu. Ses variations sur le motif spatial expriment ce qu'un individu attentif retient de l'événement que constitue toute découverte des lieux - qu'elle se fasse à pied, en automobile, en chemin de fer. L'auteur ne prétend pas épuiser les lieux qu'il investit, mais plutôt se laisser porter par ce qu'ils offrent comme prise, comme support à la rêverie, aux sensations, à la réflexion, quitte à ce que, par sauts et gambades, ceux-là comme celle-ci nous emmènent très loin de l'endroit où naît l'impression.

Car les lieux impressionnent, et ici non pas une pellicule, mais un observateur qui réfléchit l'espace. Je n'ai pu m'empêcher, durant toute ma lecture, de rapprocher le livre de Jean-Christophe Bailly d'un autre, celui de Raymond Depardon, consacré à ses extraordinaires photographies d'une France grâce à lui redécouverte - mieux, refigurée. Même interrogation initiale, même parti pris des choses et de la divagation, même acuité d'un regard lucide, jamais nostalgique mais souvent mélancolique, même souci de mettre en exergue l'extraordinaire variété des espaces, même volonté de décadrage, c'est-à-dire de ne pas aller voir ce qui a déjà été vu et revu, mais de s'intéresser avant tout au hors-champ. Comme si Bailly et Depardon étaient comme l'avers et le revers d'une même monnaie.

Mais cette monnaie, celle de ce vieux pays si obsédé par ses lieux et ses frontières, cette obsession au coeur de l'idéologie nationale, n'est frappée d'aucune effigie. Car ce que montrait Depardon et ce que démontre Bailly, c'est bel et bien qu'il y aurait une imposture à imposer une vision univoque de la France, de cette France désormais traversée, travaillée par tous les courants de la mondialisation, n'en déplaise aux nostalgiques des ordres stables et des assignations à résidence. Aujourd'hui, parce qu'elle est composée d'une multitude d'espaces-temps différents, qui pourtant continuent de vibrer d'une pulsation d'appartenance à un même ensemble social et politique, la France est caractérisée par le "dépaysement".

Pour Bailly, la France est cette contrée où chaque territoire, marqué par les histoires de tous ceux qui y ont vécu et par les traces multiples et contrastées qu'elles y déposent et qui peu à peu se métamorphisent, provoque en permanence, lorsqu'on l'arpente, le sentiment d'être à la fois parfaitement localisable et totalement insaisissable en termes d'essence ou d'identité. Bref, chaque lieu dépayse, aucun n'enserre parfaitement ce qu'il circonscrit, chaque espace est toujours-déjà débordé par ce qu'il contient en apparence. Le livre excelle à décrire cette France intrinsèquement bigarrée et bariolée. Bailly va même jusqu'à proposer le mot de "bariol" pour désigner "la forme d'un état du monde" fondée sur l'intensité de la variété de tout ce qui est assemblé, sans jamais être vraiment ajusté, dans les multiples coins et recoins que la France compte.

Et c'est là que le livre de Jean-Christophe Bailly prend toute sa dimension. Par son refus de retenir le discours allégorique des origines, de l'identité française et des patrimoines mémoriaux officiels, il déconstruit les doxas nationalistes actuelles. Il offre une autre voie de lecture à partir d'une question simple : "Par quels réflexes et par quels cheminements l'on peut rassembler sous le même toit nominal - la France - des ensembles aux tonalités aussi extraordinairement divergentes que celles touchées ici ?" Il faut laisser le lecteur découvrir toute la subtilité et l'intelligence des réponses proposées par Jean-Christophe Bailly, à la mesure de la subtilité et de l'intelligence de ses saisies des contrées traversées ou longées.

Contentons-nous ici de dire que ses propos sont à l'opposé des positions nauséabondes au sujet de l'identité nationale - cette identité "faible" et "renfrognée" qu'il dénonce, et qui s'avère incapable tout simplement d'accueillir. Et saluons le courage qu'il y a d'écrire aujourd'hui les mots qui suivent : "La France serait d'abord une habitude prise par ceux que l'on appelle les Français : un corps de comportements, un corpus de références et de schèmes récurrents inscrits dans une langue qui les énonce et les renouvelle, mais rien de plus, rien qui serait une essence configurant un destin. Je tente de dire cela et (...) de le penser non comme un amenuisement, mais comme une ouverture, comme l'ouverture dont le national pourrait être le seuil."

Ainsi, par les mots de Jean-Christophe Bailly, ces géographies buissonnières et traversières d'une France bariolée et ouverte se mettent à vivre et à palpiter.

Le Dépaysement

Voyages en France

de Jean-Christophe Bailly

Seuil, "Fiction & Cie", 422 p., 23 €.

Michel Lussault

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