mercredi 9 juin 2010

LA REVANCHE DU SENTIER

Lu sur le site du journal Le Nouvel Observateur le 9 juin 2010
http://hebdo.nouvelobs.com/sommaire/economie/098781/la-revanche-du-sentier.html
La revanche du sentier
Une demi-douzaine de marques tendance prospèrent sur fond de crise du textile. Enquête sur leurs recettes, entre luxe et marché de masse

Cela a été longtemps le fief d'Yves Saint Laurent. Le couturier français avait ses habitudes place Saint-Sulpice, au coeur du 6e arrondissement de Paris. Alors que ses collègues trônaient rive droite, lui avait ouvert, du temps de ses glorieuses années, une première boutique en 1971, puis une deuxième, en 1979. Et il n'avait que quelques mètres à faire pour papoter avec sa muse, Catherine Deneuve, vêtue de pied en cap par ses soins et dont l'appartement donnait sur la fontaine. Aujourd'hui, place Saint-Sulpice, l'ambiance n'est plus vraiment au prêt-à-porter de luxe. Le nouveau maître des lieux s'appelle Comptoir des Cotonniers : la « petite » marque, née en 1995 à Toulouse, rachetée depuis par le japonais Fast Retailing (propriétaire d'Uniqlo), et qui s'est rendue célèbre en faisant poser des mères et des filles fagotées de la même manière. Elle s'est installée en décembre dans les 150 mètres carrés d'une des deux boutiques Saint Laurent, avec parquet en pointe de Hongrie, miroirs, bibliothèque, méridienne. Et, pour le soir de l'inauguration, tout ce que la capitale compte de people. Juste en face vient de débarquer The Kooples, lancé il y a deux ans par les fils de Georgette et Tony Elicha, les fondateurs de Comptoir. Un peu plus loin, on trouve encore Zadig & Voltaire, Maje, Sandro, Berenice, Bel Air, Bash, Les Petites...

Le sens de « l'air du temps »
Leur point commun ? « Ce sont toutes des marques très mode, très réactives, qui ont investi le créneau intermédiaire, jusque-là assez peu développé, entre le haut de gamme et le marché de masse, résume Patricia Romatet, directrice des études à l'IFM (Institut français de la Mode). Mais elles fonctionnent avec les codes du luxe, notamment de beaux magasins très bien placés. » Chaque collection est un parfait « digest » des tendances de la saison : de la copie intelligente.
Et ça marche ! Le marché du textile français vient de vivre une année noire, avec des ventes en recul de 3,4%. Un tsunami qui n'a épargné ni les géants de la mode jetable - comme l'espagnol Zara ou le suédois H&M -, qui font désormais l'essentiel de leur progression grâce à l'ouverture de magasins. Ni les papes du luxe, qui ont subi quelques faillites spectaculaires, comme le couturier Christian Lacroix. Seules à tirer leur épingle du jeu, ces « petites » marques revendiquent une croissance presque indécente. Que ce soit Sandro (+12% à 72 millions d'euros en 2009, sans compter les ouvertures de boutiques), Maje (+12% à 70 millions), Bel Air (+5% à 25 millions)...
«Aujourd'hui, dans nos magasins, les griffes qui sont dans le peloton de tête des meilleures ventes au mètre carré et des plus fortes progressions sont, dans le désordre, Maje, Sandro, Comptoir des Cotonniers et Zadig & Voltaire, confirme Michel Roulleau, directeur général adjoint des Galeries Lafayette. Elles arrivent à toucher une large clientèle en termes d'âge, de style. Ce sont des success stories qui ont émergé très rapidement, et qui font de plus en plus d'émules. On voit régulièrement apparaître de nouvelles venues, comme Des Petits Hauts. Et ce n'est qu'un début. »
Leur histoire a commencé, pour la plupart, à Paris, dans le quartier du Sentier (excepté Zadig & Voltaire, Comptoir des Cotonniers et The Kooples). C'est là que, dès la fin du XIXe siècle, des centaines de fabricants ont posé leur valise, par vagues d'immigration : celles des juifs du Bosphore, de Salonique, d'Europe de l'Est, d'Afrique du Nord, puis celles des Arméniens, des Turcs, des Pakistanais... C'est là aussi que des marques comme Naf Naf, Morgan ou Kookaï se sont fait connaître dans les années 1980. Mais le Sentier a ensuite périclité avec l'arrivée du textile chinois à prix cassés, avec la révolution de la distribution, le développement des chaînes, comme Camaïeu ou Pimkie qui sont devenues fabricantes, la compression des marges et la réduction des délais. « C'était devenu de plus en plus difficile de travailler, raconte Eric Sitruk, fondateur de Bel Air, entreprise née en 1984 et relancée en 2003. Beaucoup d'entre nous ont décidé de ne plus produire pour les autres, mais de vendre directement nos vêtements sous notre griffe en exploitant notre savoir-faire : le sens du produit, de l'air du temps, des mini-tendances, de la «fast fashion». » La marque Les Petites est créée en 1993. Cinq ans plus tard, Maje est fondée par Judith Milgrom. Tandis que sa soeur, Evelyne Chétrite, donne un second souffle plus tendance à sa marque Sandro, qui avait démarré en 1987 comme sous-traitant. Dans leur sillage, American Retro est imaginé en 2002 par les enfants Naf Naf, puis Bash et Manoush en 2003.

« Entre le cher et le pas cher »
Des clones ? Presque. Leurs magasins se retrouvent dans les mêmes quartiers commerciaux : Saint-Germain-des-Prés, le Marais, Montmartre, la rue Saint-Honoré, à Paris, les centres-villes en province. Leurs styles sont difficiles à distinguer pour un néophyte. « C'est une mode bobo, avec des références plus ou moins rock, chics, classiques ou sophistiquées selon les marques et les tendances du moment », nuance Jean-Marc Fellous, responsable d'un cabinet de conseil en communication. Et leurs prix se situent dans des fourchettes comparables. Comptez environ 120 euros pour une tunique, 180 pour une robe, 300 pour un manteau... « Pendant longtemps, l'accessible n'a pas été synonyme de mode, raconte Tancrède de Lalun, responsable des achats mode du Printemps. Ces marques ont importé en France une nouvelle gamme de prix, entre le cher et le pas cher. »
Le luxe accessible ? C'est ce que revendiquent les « petites » griffes. Elles essaient de faire oublier leurs premiers pas dans le Sentier. Elles embauchent des célébrités de la photographie de mode pour leurs campagnes publicitaires, comme Maje qui vient de recruter Maciek Kobielski, un des photographes préférés de l'actrice américaine Chloë Sevigny icône du bon goût. Elles proposent, comme les « grandes » marques, des accessoires, des sacs, des chaussures, des bijoux, des lignes homme, enfant... et elles ouvrent de nouvelles boutiques à un rythme effréné. Déjà une centaine en France et une cinquantaine à l'étranger pour Maje comme pour Sandro... «Nous venons d'installer un corner dans le magasin londonien Harrods. Il a réalisé l'une des meilleures ventes de son étage dès la première semaine», assurent Elie Koubie et Frédéric Biousse, qui, après avoir travaillé chez Comptoir, gèrent en tandem Maje, Sandro et Claudie Pierlot, constitués en minigroupe de mode, avec des participations croisées.
Le Moyen-Orient, les Etats-Unis et l'Asie sont les futurs eldorados des «petites» marques, qui n'ont plus que le style de parisien. Même le nom The Kooples a été imaginé en pensant à la conquête ultérieure des marchés étrangers. Résumé de la recette par Alexandre Elicha, un des fondateurs de la griffe : « La crise nous a profité. En ce moment, personne ne crée, personne n'investit, personne ne fait de bruit. Alors vous, vous arrivez avec une nouvelle marque, une campagne publicitaire massive, vous ouvrez 20 boutiques dès le premier mois... et vous faites énormément de bruit. » CQFD.

Céline Cabourg, Nathalie Funès
Pascal Monfort * « Ce sont les agnès b. d'aujourd'hui »

Le Nouvel Observateur. - Qui sont les clients de ces marques ?
Pascal Monfort. - Ce ne sont pas forcément des initiés, des gens qui baignent dans la mode. Avec leurs silhouettes complètes, ces griffes proposent une mode prémâchée. Alors que les créateurs donnent l'impression un peu snob d'être au-dessus de la mêlée, elles ne rougissent pas à l'idée de faire une mode populaire, avec des références consensuelles. La cliente Maje, c'est la nouvelle bourgeoise, et ces marques, les agnès b. d'aujourd'hui. Pas dans le style, mais dans cette idée de mode parisienne du moment, avec une démarche quasi pédagogique. Pour taper juste, elles digèrent les tendances de la saison, et sortent le bon produit pile au moment où la cliente en aura envie. Alors qu'auparavant le souci du détail était réservé au luxe, elles l'ont étendu au prêt-à-porter. Cela vaut pour les petites touches des vêtements (broderies, perles, boutons travaillés) mais aussi pour l'intérieur des boutiques. L'idée est de créer un vrai univers autour de la marque, du logo à l'odeur de la bougie.

N. O.- La force de ces marques, plus encore que la création, n'est-elle pas dans la parfaite maîtrise du marketing ?
P. Monfort. - Ce n'est pas un succès volé. Elles ont développé un culot marketing. Alors que dans les grandes maisons la moindre décision doit être validée par plusieurs centaines de personnes, elles profitent de leurs structures familiales pour aller vite. A leur échelle, elles sont très organisées. Ce sont de bons équilibristes, opérationnels à 360 degrés. L'autre grande force, c'est la localisation des points de vente. Comme American Apparel aux Etats-Unis, elles ouvrent sans test préalable dans les rues les plus en vue des grandes villes.

N. O. - La crise a-t-elle changé la donne ?
P. Monfort. - Les frontières entre les secteurs de la distribution sont de plus en plus floues. Quand H&M débarque avec des maillots de bain à 19 euros mais fait appel à de grands photographes de mode comme Steven Meisel, cela crée une certaine confusion. Avec la crise, on peut voir un certain snobisme des consommatrices de luxe, qui parlent de leur petit haut Maje comme d'un achat accessible mais efficace.

(*) Expert en tendances.

Céline Cabourg

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