vendredi 12 février 2010

ARRETER DE DETRUIRE LES SURPLUS DE VETEMENTS

Lu sur le site du journal Le Nouvel Observateur le 12 févier 2010
Nº2358
SEMAINE DU JEUDI 14 Janvier 2010

Le «cybermarché» des exclus

L'Agence du Don en Nature a su convaincre les industriels français d'arrêter de détruire leurs surplus de vêtements ou d'articles démodés. Elle les stocke pour les redistribuer aux associations caritatives

Dans le quartier des Olympiades envahi par les tours, au sud-est de Paris, on remarque à peine une petite porte en bois rouge, qui semble d'un autre temps. Derrière vivent près d'une trentaine de femmes. Victimes de violences conjugales, toxicomanes, prostituées. .., elles ont été recueillies par l'association Aurore, qui se consacre à la réinsertion sociale depuis plus d'un siècle. Mais, pour la première fois, à Noël, elles ont eu droit elles aussi aux cadeaux reçus par beaucoup de Françaises. Du rouge à lèvres Gemey, du mascara La Roche-Posay, du parfum Vanderbilt, tous empaquetés et enrubannés. «C'est très important pour ces femmes, qui n'ont pratiquement rien, de recevoir des présents neufs, et pas seulement des objets usagés dont les autres ne veulent plus», raconte Angélique Berangé, responsable du foyer.
Les cadeaux viennent de l'Agence du Don en Nature (ADN), créée en 2008 par Jacques- Etienne de T'Serclaes. Cet ancien expert comptable de 62 ans, désormais financier et administrateur de sociétés, siège notamment au conseil d'une ONG américaine, Gifts in Kind, dont il veut répliquer le modèle en Europe. En commençant par la France : «Le circuit du don fonctionne assez bien pour l'alimentaire, raconte-t-il, mais beaucoup plus difficilement pour le reste : vêtements, petit électroménager, ustensiles de cuisine, produits d'hygiène...» Avec, d'un côté, des fabricants qui détruisent pour des milliards d'euros de produits et, de l'autre, 8 millions de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 30 euros par jour ! Eh oui, nos sociétés d'hyperconsommation n'hésitent pas à passer à l'acide des cargaisons entières de tee-shirts à la coupe démodée et de pantalons qui n'ont plus la couleur de la saison, à détruire des palettes remplies de jouets, dont l'emballage est obsolète ou légèrement endommagé. Le «New York Times» vient d'ailleurs de fustiger le géant suédois H&M, qui lacérait ses vêtements invendus au cutter... Face au tollé, sa filiale américaine a dû promettre qu'elle allait désormais les donner à des oeuvres.

«Les industriels sont le plus souvent d'accord pour faire don des stocks non écoulés, mais les ONG caritatives sont rarement capables de se charger de telles quantités», explique Jacques-Etienne de T'Serclaes. Il a donc décidé de mettre son expérience - notamment sept ans dans la grande distribution - et son carnet d'adresses au service de son agence, conçue comme un «passeur», qui réceptionne, stocke et redistribue couches-culottes et fournitures scolaires aux associations. «On a livré pour 1 million d'euros de produits et accumulé 5 millions de stocks en 2009, résume-t-il. Notre objectif est d'avoir distribué l'équivalent de 10 millions d'euros, et aidé 1 million de personnes fin 2011.» Le potentiel de croissance est énorme : aux Etats-Unis, Gifts in Kind, vieille de vingt-cinq ans, distribue pour 1 milliard de dollars de produits par an. Et en France, selon une étude d'HEC, 80% des fabricants sont prêts à donner, mais 6% seulement ont déjà des accords avec une association !
L'agence travaille déjà avec 14 marques (dont L'Oréal, Seb, Etam, ou Carrefour pour ses propres produits...) et une vingtaine d'ONG : Armée du Salut, Samu social, Secours catholique... Les produits sont entreposés dans deux hangars : géré par le groupe SOS, spécialisé dans l'insertion sociale, celui de Chambly (Oise) a déjà embauché quatre personnes, jusque-là exclues du marché du travail. «Cette initiative, assez innovante dans le paysage français, montre, une fois de plus, que beaucoup de problèmes sociaux peuvent être réglés», note son président Jean-Marc Borello. L'agence avance l'argent, mais ce sont les ONG qui assument le coût du stockage : environ 5% de la valeur des produits dont elles bénéficient,

«Notre mot d'ordre ? Moins de gaspillage, plus départage», résume Stéphanie Goujon, 35 ans, déléguée générale de l'Agence du Don en Nature. Cette ex-professionnelle de la pub, qui a passé douze ans chez DDB, est la seule salariée permanente de l'organisation. Dans la veine des charities américaines, gérées à la performance, l'agence fait en effet le plus possible appel au «mécénat de compétence». Sa comptabilité est effectuée gracieusement par PricewaterhouseCoopers, ses questions fiscales sont réglées par Landwell & Associés, ses contrats verrouillés grâce à August & Debouzy. Elle dispose même d'un site internet dernier cri, signé Neodicio, où les associations partenaires commandent en ligne.
«L'agence a pu décoller parce que son professionnalisme inspire confiance à tous les millions», analyse Jacques-Etienne de T'Serclaes, qui lui consacre plus de la moitié de son temps, et a constitué une équipe d'une douzaine d'«entrepreneurs sociaux» de 22 à 72 ans, aux compétences variées. L'agence a ainsi obtenu des pouvoirs publics le label d'«intérêt général», sésame pour délivrer des reçus fiscaux. «Les entreprises donatrices bénéficient de crédits d'impôts de 60% de leur prix de revient industriel, dit T'Serclaes. Sur un don d'une valeur de marché de 10 millions d'euros, 2 millions peuvent être déduits. Souvent davantage que ce que proposerait un soldeur !»
Les industriels, eux, ne participent que parce qu'ils ont une garantie sur la destination des surplus. «Nous avons la certitude que nos crèmes et shampooings ne se retrouveront pas sur le marché gris», confirme Béatrice Dautresme, vice-présidente de L'Oréal, dont la fondation est - avec celle de Carrefour - l'un des partenaires fondateurs de l'agence. Les ONG récipiendaires s'engagent en effet par contrat à ne rien revendre ni utiliser dans les tombolas caritatives. Et même à ne rien donner à leurs bénévoles. «Les associations doivent rédiger des rapports documentés sur la distribution de leurs lots», explique Stéphanie Goujon. L'Agence du Don en Nature attend elle-même, en mars, une étude du consultant A.T. Kearney chiffrant son propre «retour sur investissement social». Et de nouvelles agences pourraient vite voir le jour à Marseille, mais aussi en Belgique, en Espagne et en Suisse... Bientôt une multinationale du don ?



Dominique Nora, Nathalie Funès
Le Nouvel Observateur

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