mercredi 19 janvier 2011

ZARA ET LA LEGENDE D'ORTEGA

lu sur le sita du journal Les Echos le 19janvier 2011
19/01/11 | 07:00 | Philippe Escande
PAR PHILIPPE ESCANDE
Zara et la légende d'Ortega

l'espagnol a redéfini les règles d'une industrie

ECRIT PAR

Philippe ESCANDE
Editorialiste

On aimerait croire qu'il avait la larme à l'oeil ce jour-là. Mais on n'en saura rien. Amancio Ortega Gaona garde pour lui ses émotions. On ne le voit jamais, il n'a jamais accordé la moindre interview. Ses photos sont rares. L'entrepreneur le plus célèbre et le plus riche d'Espagne n'aime pas se montrer ; sauf chez lui, dans son quartier général de La Corogne, petite ville perdue dans les brumes humides de Galice, la Bretagne espagnole. « Le moment est venu, écrit-il ce 10 janvier 2011, de proposer Pablo Isla, actuel directeur général, au poste de PDG à la prochaine assemblée générale. » A sa manière, sans fioriture, le vieux fondateur tire sa révérence, à soixante-quatorze ans.
Le moment est choisi. Alors que son pays s'enfonce dans l'une des pires crises de son histoire, que l'Europe sombre dans la déprime collective, sa création est au sommet. Le groupe Inditex, célèbre pour sa marque Zara, est devenu en trente ans le leader mondial de l'habillement avec plus de 5.000 magasins dans près de 80 pays, il affiche sur les neuf premiers mois de 2010 des ventes en hausse de 14 % et des profits qui bondissent de 40 %. Tout cela en tirant l'essentiel de ses ventes de cette vieille Europe fatiguée.
L'âme du chef

Une performance obtenue en dynamitant tous les dogmes de la fin du XX e siècle. Le textile est un domaine sinistré par la mondialisation ? Son groupe affiche cette année une rentabilité opérationnelle de plus de 17 %, mieux que dans l'aéronautique ou la high-tech ! L'avenir est à la spécialisation des tâches, aux uns le commerce, aux autres la conception, aux derniers la production ? Son groupe fait tout le contraire. Son site géant de La Corogne abrite un centre de design, des usines et un immense hangar de stockage et de distribution. On ne peut plus produire industriellement de vêtements en Europe ? Près de la moitié de ses produits sont fabriqués en Espagne et au Portugal, et plus encore si l'on intègre le Maroc et la Turquie.
Et puis, comme le suédois Ikea, le groupe qui lui est probablement le plus proche sur le plan de la philosophie, il a totalement contredit cette vieille idée qui veut que l'industrie soit la matrice de toute l'économie et que le service, si riche en emplois, ne peut être qu'un sous-produit. Chez Zara, ce sont justement les quelque 80.000 employés qui travaillent dans ses magasins à travers le monde qui sont à la pointe du combat.
Comme Ingvar Kamprad d'Ikea, Amancio Ortega est tombé tout petit dans le chaudron du commerce, juste après la Deuxième Guerre mondiale. Fils de cheminot, il quitte l'école à quatorze ans pour travailler comme homme à tout faire dans une boutique de vêtements du centre de La Corogne. Une existence rude qui lui apprendra les règles du commerce et le sens de la frugalité. Il emprunte en 1964 pour acheter une machine à coudre. Dix ans plus tard, l'entreprise occupe 500 personnes et ouvre son premier magasin dans la ville. La société conçoit, fabrique, distribue et vend. Il avait inventé un modèle d'intégration verticale à un moment, le tournant des années 1980, où les entreprises européennes commençaient à le remettre en cause.
Absent à l'extérieur, Ortega est omniprésent sur les planches à dessins, devant les machines et dans les magasins. Il discute de tout, avec tous. Le « circuit court » qui fera sa fortune commence par la présence physique du chef. Mais comme Kamprad et tous les autres concepteurs commerçants, c'est aussi un prédateur redoutable dont l'ambition est de déployer ses magasins sur toute la planète. L'an dernier, il a ouvert plus de 400 établissements -la plupart possédés en propre -et compte maintenir encore ce rythme de 10 % de nouvelles vitrines chaque année. La Chine est évidemment la première visée. Avec ses huit marques, il peut multiplier les implantations au même endroit.
Le client aux commandes

Pourquoi s'acharner sur ce modèle d'intégration si coûteux ? Après tout, son principal concurrent, le suédois H & M, ne s'embarrasse pas de ce scrupule et a depuis longtemps confié toute sa production à des sous-traitants asiatiques. Pour coller à la mode, répond Ortega dans sa biographie : « Nous pouvons créer une collection en quatre semaines, voire en deux si le marché l'exige. » Et en changer aussi vite si cela ne marche pas. Le coeur du système Zara est là : c'est le client qui fait le produit. Le cycle est le suivant. Les stylistes élaborent les classiques deux collections annuelles en s'inspirant plus ou moins des défilés et tendances de la saison. Mais seules de petites quantités sont produites et rapidement testées dans les magasins. Dès lors, ce sont les commerciaux qui entrent en scène. Certains sillonnent les magasins des filiales pour interroger le personnel sur les réactions des clients, leurs goûts, leurs déceptions, leurs désirs. D'autres sont basés au siège et restent en contact perpétuel avec les hommes de terrain. Ils partagent leur bureau avec les stylistes et passent les ordres : rallonger les robes, ajouter des bretelles, changer la couleur. Les dessinateurs s'exécutent, la fabrication suit. Et puis, deux fois par semaine, les magasins passent commande des réassorts. Ils sont livrés le lendemain, toujours en petites quantités. C'est ce que les analystes appellent le modèle « demand pull », tiré par la demande. Autre avantage, ce système crée une forme d'effet rareté qui pousse à l'achat (demain il n'y en aura plus !) et il évite de se voir contraint de solder les invendus.
La logistique au coeur

Mais pour parvenir à une telle flexibilité, il ne suffit pas d'avoir des usines de l'autre côté de la rue, il faut surtout une infrastructure logistique hors du commun. Celle-ci a été mise au point sur le modèle de Toyota. Les sites de La Corogne sont reliés par plus de 200 kilomètres de souterrains qui alimentent un centre logistique totalement automatisé. Chaque point de l'Europe est servi en moins de 24 heures. Un autre centre de distribution géant a été implanté en 2005 dans la banlieue de Madrid : 180.000 mètres carrés, 70 quais de chargement !
Une hypercentralisation qui répond à l'extrême décentralisation de la décision, ramenée au plus près du client. Cet impératif d'une logistique sans faille a deux contraintes. Elle est gourmande en capitaux (espace de stockage, coûts de transport, y compris l'avion) et convient moins bien dès lors que l'on s'éloigne du coeur. Certains produits sont fabriqués en Asie, expédiés en Espagne, avant de repartir en avion vers des magasins de Hong Kong ou Shanghai. Il faut alors réinvestir lourdement, ce qui est en cours, pour ne pas se faire distancer par un H & M très offensif en Asie.
Ce modèle très sophistiqué survivra-t-il au départ du maestro Ortega ? Ce qui est certain, c'est que, sous la conduite de Pablo Isla, un surdoué de quarante-six ans ancien président d'Altadis (tabac), la société a déjà beaucoup évolué. Notamment dans les deux domaines clefs d'aujourd'hui, le développement en Chine et en Amérique latine et la vente sur Internet. C'est toujours un défi, même pour un Galicien laborieux, de bâtir dans la durée quand on produit de l'éphémère.
pescande@lesechos.fr blogs.lesechos.fr/escande

Chiffres clEFs Points forts Points faibles
Chiffre d'affaires (9 mois 2010) : 8,9 milliards d'euros (+14 %).
Profit net : 1,2 milliard (+40 %).
Marques : Zara (66 %),Massimo Dutti, Pull & Bear, Bershka, Stradivarius, Oysho, Zara Home, Uterque.
Effectif : 92.000 personnes.Leader mondial.
Présence dans 77 pays.
Logistique.
Piloté par la demande.-Trop dépendant du marché espagnol.
-Distribution en Asie.
-En retard sur Internet.
Les Echos

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