samedi 12 février 2011

LE SCANDALE DES HYPERS ILLEGAUX

lu sur le site du journal Capital le 12 février 2011
Le 08/02/2011 à 07:30 - Mis à jour le 08/02/2011 à 13:05
Le scandale des hypers illégaux
Pour muscler leur chiffre d’affaires, de nombreuses grandes surfaces n’hésitent plus à s’étendre sans autorisation. Puisque le gouvernement laisse faire...

Mieux vaut pas l’énerver, Jean-Pierre Gontier. Fin août 2009, le sang du patron du Leclerc d’Olivet (Loiret) n’a fait qu’un tour, quand il a surpris Claude Diot, vice-président de l’association En toute franchise, en train de fureter dans son magasin avec un ruban de géomètre. Flanqué d’un huissier et muni d’une ordonnance du tribunal de grande instance d’Orléans, ce petit commerçant était pourtant dans son bon droit. «Gros c…, gros enc…», lui a tout de même balancé le bouillant maître des lieux (des propos certifiés par constat), avant de sectionner l’objet du scandale avec une paire de ciseaux.

Mais que cherchait donc à mesurer ce drôle d’arpenteur ? Le calibre des pastèques en promotion ? Le tour de poitrine des caissières ? Plus scabreux : les mètres carrés illicites. Les petits boutiquiers du coin soupçonnent en effet Jean-Pierre Gontier d’avoir accru ses surfaces de vente au mépris de la loi. Il ne serait pas le premier. Peu de clients le savent, mais, ces dernières années, des dizaines d’hypermarchés ont discrètement poussé leurs murs en s’asseyant sur la réglementation. «Celle-ci a pourtant été beaucoup assouplie pour leur faire plaisir, mais il leur en faut toujours plus», fulmine Claude Diot. Pourquoi se gêneraient-ils ? Notre enquête le prouve, à ce jour, aucun hyper n’a encore été contraint de faire marche arrière.

Voyons par exemple Joël Chastenet. Comme la loi l’exige pour tous les projets supérieurs à 1 000 mètres carrés, cet entrepreneur ambitieux a déposé en 2004 une demande d’autorisation pour l’ouverture d’un Intermarché de 1 200 mètres carrés à Castets, paisible bourg landais de 1 900 âmes. Logiquement, son dossier aurait dû terminer directement dans la benne : avec ce nouveau Mousquetaire, la surface de gondoles pour 1 000 habitants passait en effet de 207 à 345 mètres carrés dans le secteur, deux fois la moyenne nationale, et bien plus que ne l’autorise la réglementation. Contre toute attente, les élus locaux ont pourtant donné leur blanc-seing à cette implantation.

Bien sûr, les petits commerçants du coin ont déposé illico un recours devant les tribunaux, mais, celui-ci n’étant pas suspensif, l’Intermarché contesté a ouvert ses portes en 2006. «En quelques mois j’ai perdu 50% de mon chiffre d’affaires, se lamente Jean-Noël Mora, qui tenait la dernière épicerie du bourg, un 8 à Huit. J’ai dû licencier mes quatre employés, et j’ai baissé définitivement le rideau en 2008.»

D’autant plus rageant pour le marchand que la justice n’a cessé de lui donner raison. A trois reprises, le tribunal administratif de Pau et la cour d’appel de Bordeaux ont en effet annulé l’autorisation octroyée par les élus locaux, mais à chaque fois ceux-ci se sont empressés d’en délivrer une nouvelle. «Je ne vois rien là d’illégal», sourit le patron de l’Intermarché, Joël Chastenet, qui a réalisé 6,6 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2008.

Les nouvelles procédures devraient contenir les appétits

(1) Crac : commission régionale d’aménagement commercial. (2) Scot : schéma de cohérence territoriale.

Enfin la bonne ? Depuis cet automne, le Sénat examine une énième proposition de loi sur l’urbanisme commercial. Déjà adopté en première lecture à l’Assemblée nationale en juin, ce nouveau texte supprime les commissions départementales et la Commission nationale d’aménagement commercial, qui accordaient jusqu’à présent aux supermarchés les autorisations d’exploiter. Désormais, les permis de construire seront délivrés sur la base du schéma de cohérence territoriale (Scot), voire du plan local d’urbanisme (PLU), qui délimitera une fois pour toutes la nature et la surface des zones commerciales. Une commission régionale d’aménagement commercial de neuf membres (dont six élus) continuera de donner son aval dans quelques – rares – situations.
Certains hypermarchés se sont agrandis plusieurs fois d’affilée dans ce laps de temps.» D’autres ont tout de suite marqué leur territoire en installant des rayons jardinage de plein air sur les places de parking, avant d’y bâtir de vrais rayons en dur. «Au total, 5 à 7 millions de mètres carrés ont été probablement ouverts par ce biais», calcule Jean Gaubert. Soit une hausse de 10 à 15% des surfaces commerciales en deux mois ! En fait, aucun recensement précis n’existe. Seules quelques préfectures ont sorti la calculette : celle du Finistère a annoncé 95 extensions pour 57 000 mètres carrés, celle du Nord 80 000 mètres carrés.

Mais toutes les enseignes n’en ont pas profité autant. Carrefour et Cora, par choix, et Intermarché, par manque de rapidité, ont assez peu exploité la fenêtre. Auchan, par contre, a procédé à une vingtaine d’extensions, et Système U à une cinquantaine rien que dans le nord-ouest de la France, selon «Linéaires», le mensuel de la distribution. Mais la palme de la tache d’huile revient sans conteste aux adhérents Leclerc. «Ils ont été de loin les plus réactifs, constate Bertrand Boullé. Certains d’entre eux ont réussi à accroître la surface – donc la valeur – de leur magasin de 30% en quelques semaines.»

Au rayon bricolage, Leroy Merlin a aussi frappé un grand coup, étendant de près de 1 000 mètres carrés les deux tiers de ses 110 magasins, soit un gain de 80 000 mètres carrés sur un parc total d’environ un million. «Avant de procéder aux extensions, nous avons pris des assurances auprès de l’administration, se défend Pascal Malfoy, directeur général délégué de la chaîne. D’ailleurs, personne ne nous a attaqués.» Jérôme Bédier, le président de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution, est sur la même ligne : «Nous avons tous utilisé la circulaire pour construire légalement en relation avec les préfets. Il n’y a plus lieu d’y revenir.» Bien vrai ?

A y regarder de près, seule une poignée de grandes surfaces ont pris la peine de faire régulariser leur situation par les élus locaux. Les autres sont toujours dans l’illégalité et pourraient fort bien être attaquées en justice. «Et il y a fort à parier qu’elles perdraient devant le Conseil d’Etat», assure Joël Rouach, avocat spécialisé dans le commerce. Outré, le sénateur Sueur a rédigé en avril dernier une question officielle à Christine Lagarde sur ce point. Le croira-t-on ? La dame de Bercy n’a toujours pas répondu.

Gilles Tanguy
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