mardi 9 novembre 2010

"UNE HAUSSE DES PRIX MENACERAIT L'INFLATION" (Michel Edouard Leclerc)

lu sur le site du journal Le Monde le 9 novembre 2010
Michel-Edouard Leclerc, PDG de l'enseigne homonyme
"Une hausse des prix menacerait la consommation"

Les négociations annuelles entre la grande distribution et ses fournisseurs ont débuté dans un climat tendu. Certains industriels réclament aux enseignes des hausses de prix, arguant de la hausse des matières premières. Michel-Edouard Leclerc, 58 ans, patron de l'enseigne du même nom, qui détient 17,1 % de parts de marché en France, estime que beaucoup de ces hausses sont injustifiées et font peser un risque sur la consommation.


Jusqu'à présent, la consommation a été le principal moteur de la croissance française. Est-ce que cela va durer ?

Pour le moment, la consommation tient. Un certain nombre d'innovations, notamment dans les nouvelles technologies, ont dopé la demande, tandis que le marché des produits de grande consommation a bénéficié d'une bonne application de la loi de modernisation de l'économie (LME). Elle a ravivé la concurrence entre les enseignes et nous a permis de vendre les grandes marques moins cher.

Celles-ci sont désormais meilleur marché que la moyenne européenne, alors qu'avant 2008, elles étaient plus chères en France. On est passé d'une inflation de 5 % en moyenne dans les magasins à 0% aujourd'hui. Cette loi a permis un retour de la confiance des consommateurs dans les distributeurs.

Ce qui se traduit pour les Centres Leclerc par une progression de 5 % de leur chiffre d'affaires depuis le début de l'année. Toutefois, la tendance reste fragile. Les perspectives de progression du pouvoir d'achat pour la fin de 2010 et pour 2011 sont négatives, alors que pendant la crise, du fait de la désinflation, celui-ci avait progressé.

Comment expliquer ce retournement de tendance ?

La hausse des prélèvements, la fin des mesures d'accompagnement de la crise (primes à la casse) et des salaires qui restent comprimés en raison d'un chômage en hausse expliquent la situation. Mais le plus inquiétant, c'est que l'inflation menace de nouveau.

Les négociations avec les industriels de la grande consommation, qui doivent aboutir d'ici février 2011, se traduiront-elles par une hausse des prix ?

D'ores et déjà, un train de hausses de prix très importantes nous est présenté. Les fournisseurs s'abritent derrière la flambée des cours des matières premières. C'est ainsi que les marques viennent nous réclamer outrageusement des hausses entre 5 % et 19 %. Nous n'y donnerons pas suite. La consommation est primordiale, dans ce contexte, nous voulons être un bouclier anti-inflation.

Les marques revendiquent outrageusement des hausses entre 5% et 19%. Prétextant de la hausse du blé, les biscuitiers nous réclament d'ores et déjà une hausse de 19%. Pourquoi un Procter &Gamble [Gillette, Ariel, M. Propre…] réclamerait 11,98% sur certains produits quand Beiersdorf [Nivea…] serait à moins de 2% ? Nous avons donné comme consigne à nos acheteurs d'obtenir une hausse des prix dans les centres Leclerc en 2011 inférieure à l'inflation nationale. Bref, ça va chauffer, mais on ne cédera pas. L'inflation ne passera pas par nous.

Ce qui est inquiétant, c'est que de plus en plus d'experts ne verraient pas d'un mauvais œil un peu d'inflation, jugée préférable à la déflation. Or nous sommes persuadés que le débat politique en 2011 va tourner autour du pouvoir d'achat. Ce thème va redevenir la préoccupation numéro un des Français. Avec un euro à plus de 1,40 dollar, ce ne sont pas les exportations qui vont tirer la croissance et pour relancer l'investissement, les taux d'intérêt bas ne suffisent pas, il faut aussi que les entreprises aient des perspectives de chiffre d'affaires. Dans ce contexte, la consommation est primordiale et nous voulons être un bouclier anti-inflation.

Le gouvernement reste vigilant à propos du rapport de force que vous entretenez avec vos fournisseurs. Quel est le plus important : la lutte contre l'inflation ou la sauvegarde de l'industrie ?

Les pouvoirs publics ne peuvent pas nous accuser de mettre trop de pression sur les industriels et, en même temps, nous rendre responsables du redémarrage de l'inflation. En septembre, le gouvernement nous a demandé de faire baisser les prix des fournitures de la rentrée, dans les DOM-TOM, il veut que nous tordions le cou aux fournisseurs qui prennent trop de marges, et en même temps, il tente de réduire notre capacité de négociation sous le prétexte de protéger les PME. Mais les gros industriels s'abritent derrière les arguments des petits pour mieux imposer des hausses de prix. Ce comportement schizophrène des pouvoirs publics est contre-productif !

La guerre des prix va donc se poursuivre ?

Oui, et elle va s'étendre au "fond de rayon", en proposant des prix bas toute l'année sur l'ensemble du magasin, plutôt que des promotions éphémères. Nous avons encore gagné 0,5 point de part de marché en septembre. La stratégie de prix bas permanents paye.

On parle de la fin des hypermarchés, qui ne sont plus adaptés aux modes de consommation. Qu'en pensez-vous ?

Tout le débat sur la taille des magasins, la fin de l'hypermarché, c'est du pipeau ! C'est un discours qu'on tient lorsqu'on n'a plus rien à dire en tant qu'enseigne. Pourquoi [les maxidiscompteurs] ED ou Netto ne marchent pas bien alors qu'Aldi et Lidl prennent des parts de marché ? Dans les hypermarchés, Leclerc et Système U fonctionnent deux fois mieux que les Géant (Casino) ou les Cora. En fait, ce qui est important, c'est d'être moins cher. Carrefour dit qu'il veut "réenchanter l'hypermarché". Mais c'est Carrefour qu'il faut réenchanter!

Carrefour a lancé un virage stratégique et un nouveau concept. Cela vous inquiète ?

Ce qui est positif, c'est que grâce à la LME, chacun cherche sa voie, c'est la fin de la banalisation des enseignes. Dans ce mouvement, le message des Carrefour Planet c'est : "Je vais transformer mes très grands hypers en grands magasins de périphérie, quitte à louer des espaces entiers à des grandes marques (Apple, Virgin, Coca-cola)." C'est peut-être un moyen de toucher des loyers et d'améliorer sa rentabilité, mais du coup, Carrefour s'éloigne de Leclerc en tant que concurrent en devenant gestionnaire d'un parc immobilier. Le concept Carrefour Planet est celui d'un magasin dans lequel le prix n'est pas le premier avantage. C'est de bon augure pour nous.

Nous, nous faisons exactement l'inverse : notre objectif consiste à rendre accessible un maximum de produits, sans tenir compte de la rentabilité à court terme. Si on vise de la rentabilité immédiate, il faut arrêter de vendre de l'eau minérale, de la bière ou de la lessive : on ne gagne rien sur ces produits ! Comme disait mon père [Edouard Leclerc, fondateur du groupement] : pour être un bon distributeur, il faut savoir perdre sur chaque article pour finir par gagner sur le tout.
Propos recueillis par Claire Gatinois et Stéphane Lauer

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