mercredi 5 mai 2010

LA TROISIEME VOIE ROYALE DE TESCO

Lu sur le site du journal le Monde le 5 mai 2010
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2010/05/04/la-troisieme-voie-royale-de-tesco-par-marc-roche_1346407_3232.html
La troisième voie royale de Tesco, par Marc Roche
LEMONDE | 04.05.10 | 14h10

Avec une pointe de mépris, Napoléon avait dit un jour : "L'Angleterre est une nation de boutiquiers." Alors que les sujets de Sa Majesté se rendent aux urnes le 6 mai, nous nous sommes fixé un objectif ambitieux : lire le royaume dans ses grands magasins, saisir son identité dans ce qu'il consomme et ce qu'il désire. Outre-Manche, tous les chemins mènent à Tesco, le premier groupe de distribution, une enseigne qui occupe une place à part au panthéon des titans du monde des affaires.

"Tesco est une grande famille servant tous les segments du marché. Le profil démographique de nos clients est très similaire à celui de la population britannique" : son cappuccino est en train de refroidir, mais pas question pour Lucy Neville-Rolfe, l'une des directrices de Tesco, d'arrêter le temps d'une gorgée le torrent d'explications sur la manière dont cette enseigne est devenue en treize ans la sublimation de l'Angleterre.

Tesco fait ci, Tesco fait ça ! On serait vaniteux à moins. Avec 2 482 points de vente au Royaume-Uni, 5 enseignes confondues, 250 000 employés dans le pays, 318 000 au total, Tesco est l'un des géants mondiaux du secteur. Lors du dernier exercice, ses profits se sont élevés à 3,4 milliards de livres (3,9 milliards d'euros). Le logo maison, bleu, blanc et rouge, les couleurs franches de l'Union Jack, reproduit sur ses sacs en plastique, est aussi célèbre à Londres qu'à Budapest ou à Pékin. Plus qu'une grande surface, Tesco est devenu une institution, un des nouveaux joyaux de la Couronne.

Cette expansion phénoménale remonte à 1997. Tony Blair devient locataire du 10 Downing Street. Au même moment, Terry Leahy est nommé directeur général de Tesco, une chaîne modeste. Marks & Spencer, le magasin favori de Mme Thatcher - "M & S a remplacé Marx et Engels", selon sa célèbre formule - tombe de son piédestal. Officiellement au-dessus de la mêlée politique, Terry Leahy sait tirer profit de la "troisième voie" travailliste, à mi-chemin entre libéralisme et socialisme.

Au lieu de segmenter ses marchés, comme le font ses concurrents, Tesco met l'accent sur la communauté. Face à l'avènement de la classe moyenne, la firme choisit l'approche "globale", comme on dit en marketing, en offrant une gamme destinée à la clientèle la plus large possible.

A écouter Chris Cowpe, associé du Caffeine Partnership, un bureau conseil londonien spécialiste de l'image des marques, là réside sa réussite : "Les besoins fondamentaux de l'homme n'ont pas changé. La force de Tesco est de les satisfaire en alliant un bon rapport qualité-prix, le concept de loyauté et le respect des promesses de son message publicitaire."

Sous l'ère New Labour, la compagnie bénéficie de l'essor économique pour se développer, au-delà de sa base de départ, l'alimentation, dans l'électroménager, le téléphone portable, les gadgets électroniques, les vêtements... La déréglementation financière lui permet de créer sa propre banque et la vente par Internet. Autre atout, la société sait exploiter le boom immobilier, achetant terrains et locaux les mieux situés, dans la périphérie comme au centre-ville.

De surcroît, ce génie de la vente a eu l'intuition avant tout le monde qu'il y avait une fortune à faire dans les quartiers défavorisés autant que dans les quartiers bourgeois. Tesco fait ses choux gras de l'afflux des bobos dans les zones où rode le quart-monde. De plus, la dérégulation des heures d'ouverture du commerce de détail lui permet de rester ouvert 24 heures sur 24, 6 jours par semaine (et 6 heures le dimanche) dans les grandes villes.

Tesco se veut également spartiate. A voir le siège de l'entreprise, une sorte d'entrepôt défraîchi, un visiteur aurait bien du mal à imaginer le colosse qui y loge.

Sont-ils étranges, ces Britanniques ! D'un côté, ils font leurs emplettes chez le Roi-Soleil des chariots de supermarché ; de l'autre, ils critiquent l'omniprésence de ses surfaces de vente. Cette poussée fulgurante, il est vrai, s'est faite au détriment du petit commerce, pénalisé par l'absence de prohibition de prix abusivement bas. Autre point noir, les petits fournisseurs obligés de passer sous ses fourches Caudines sont contraints d'accepter sans broncher les conditions de prix. Pour leur part, les écologistes ne manquent pas de critiquer ces magasins-hangars au moindre coût qui défigurent villes et villages.

"Pour les politiques, les grandes surfaces créent des emplois et favorisent le consommateur en luttant contre l'inflation. Face à de tels arguments, les commerces de proximité n'ont pas voix au chapitre", tempête Alan Hallworth, expert du secteur à l'université du Surrey. Avec la disparition des groupes emblématiques d'antan, les ICI, Hanson et Safeway, et face à l'affaiblissement des syndicats, les patrons de la grande distribution, tel Terry Leahy, sont devenus les interlocuteurs sociaux privilégiés des pouvoirs publics. De gauche comme de droite.

Aux dernières nouvelles, le groupe va construire des centaines de résidences à Londres et dans le Sud-Est, proches de ses magasins. Un nouveau coup de tampon sur le front du consommateur d'Albion destiné à en faire la propriété - forever - de Tesco ?
Courriel : roche@lemonde.fr.
Marc Roche
Article paru dans l'édition du 05.05.10

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